Ponant

Publié le par Stéphane Delgarde

Au bord du monde connu, ils nous prennent pour des Romains orientaux, car ils ne parlent qu'un genre de latin simplifié, et notre accent grec leur sonne aux oreilles comme le cri des marchands, tant sont sombres et graves les bruits naturels par lesquels ils communiquent, en adaptation au vacarme des éléments, souvent déchaînés si loin de la demeure des dieux.

Au-delà de la première montagne rien n'existe pour ces gens, et ils prennent la périphérie pour le centre (l'ésotérisme pour un monde extérieur), ce qui advient lorsqu'on franchit certaines frontières et que le temps encore change de direction, ainsi quand on quitte le désert et ses navigations nocturnes, ou quand on passe des mers intérieures aux océans et à leurs rythmes lunaires, pourtant si distincts de ceux du désert, où la nuit est amie.

Leurs montagnes à eux sont océaniques, liquides ou rocheuses mais toujours mobiles, et il est certain qu'elles sont pires encore que les falaises de leurs rives, où ces géants que leur lourdeur maintient au sol n'ont que peu de temps pour penser. Leurs bateaux sont comme eux rudes, épais et sans raffinement : survivre dans ces contrées nécessite souvent des formes de gigantisme et l'absence de fioritures. Il est possible que les choses deviennent de plus en plus grandes et de moins en moins belles quand on s'éloigne du Centre.

Les barbares du Ponant sont peu aptes à apprécier pleinement les graines venues du marché de K'Affr, mais tout de même font la différence quand quelques arômes survivent aux mélanges successifs qu'il faut bien effectuer pour financer le trajet et ne pas répandre derrière soi un parfum de richesse.

Ils habitent de lourdes maisons aptes à résister aux chaos océaniques qui souvent déferlent loin à l'intérieur de ces terres déshéritées où le soleil jamais n'est généreux. Cependant ils disposent aussi de lait de bovidé, avec lequel eux aussi observent l'avenir dans les spirales de leurs breuvages parfois noircis à l'orge, mais ils y cherchent, comme les gens de l'Indus, des figures précises de spirales symétriques à deux, trois ou quatre branches, signes de chance en mer ou au combat.

Ces géants ne se résignent donc que quand aucune figure n'apparaît : ce qui considéré comme signe contemplatif de stabilité chez les graciles de l'autre bord du monde est ici incitation à l'action. Aussi ils gravent dans la pierre dure ces tourbillons et ces flux, fixant ainsi le mouvement dans une absurdité typiquement barbare.

Mais ni le café ni les prévisions ni la vague conversation ne valent celles du bord des montagnes bleues de soleil où pousse la graine des dieux. En plus ils boivent bien trop et ne fument pas assez. Cela dit, quand on vit aux portes de l'enfer il vaut peut-être mieux être proche de soi que des divinités. Et en plus ça tombe bien, je n'ai ni envie de boire ni de partager mon herbe. Juste envie d'un bon café.

La saison est avancée, les sacs sont rapidement déchargés et remplacés sur les dromadaires par de discrètes barres de métal lingotées qui vaudront une fortune enfin rendues au soleil et au centre de la vie, où pousse l'herbe des dieux, qui va finir par manquer si les choses trainent. Ce qui n'est pas dans leurs usages, il faut bien leur accorder ça... Même eux n'ont pas envie de trainer dehors, et tout va vite.

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